Le retrait acté de la MINUSMA : Quelques éléments de réflexion

Lors d’un Sahel Seminar organisé à Gainesville le 30 juin 2023, l’équipe du Sahel Research Group (SRG) s’est réunie pour échanger autour de la résolution 2690 du Conseil de sécurité (votée à l’unanimité) annonçant le retrait de la MINUSMA, à la suite de la demande du gouvernement malien à la mi-juin et après plusieurs jours de négociation entre les membres du Conseil de sécurité et le régime malien.

Je partage avec vous, à travers ce billet de blogue, quelques éléments de réflexion inspirés par les échanges lors du Sahel Seminar.

Tout d’abord, pourquoi les autorités maliennes ont-elles demandé le retrait- de la MINUSMA ? À titre de rappel, le 16 juin, le ministre malien des Affaires étrangères Abdoulaye Diop demandait au Conseil de sécurité de l’ONU le départ de la mission, en insistant sur le fait que la MINUSMA n’avait pas « pu apporter les réponses adéquates à la situation sécuritaire au Mali ». Comme le rappellent très justement Jean-Hervé Jezequel et Ibrahim Maïga d’International Crisis Group, la demande de retrait de la mission acte un processus plus long, amorcé il y a deux ans par le régime militaire d’Assimi Goïta, avec les tensions multiples et répétées avec l’État français, le retrait de l’opération militaire française Barkhane et le rapprochement avec la Russie et la société de sécurité privée Wagner. Il y a eu un clair changement d’alliances de la part du régime de Goïta qui considère les alliés d’hier comme responsables de la situation sécuritaire au Mali.

D’aucuns considèrent que ces demandes de retrait (de la France, de certains pays occidentaux et de l’ONU) relèvent davantage d’une stratégie de communication, visant une audience malienne, permettant de renforcer la légitimité du pouvoir, tout en facilitant la survie du régime, à travers un récit populaire et partagé à Bamako et très présent aussi sur les réseaux sociaux. Si l’élément communicationnel m’apparait important, il n’est pas, à mon avis, l’unique cause qui motive le gouvernement malien. L’idée de considérer les acteurs extérieurs comme (principaux ou uniques) responsables d’une guerre civile ou d’une situation d’insécurité dans un pays est un phénomène classique que l’on a observé dans d’autres théâtres de conflit. Il s’agit de la thèse de la « main de l’étranger », théorie du complot qui consiste à considérer que le problème est causé par des acteurs extérieurs. Une croyance qui s’installe dans tout théâtre de conflit. Une forme de déni collectif, rejetant la faute sur les autres, qui permet une forme de survivance collective sur le plan identitaire et cognitif.

Cela ne signifie pas que l’on ne doit pas considérer les effets potentiellement négatifs des acteurs extérieurs, comme les opérations contreterroristes menées par le passé, notamment par les opérations militaires françaises (et qui s’appliquent aussi aux forces russes présents au Mali), comme le soulignent très justement Bruno Charbonneau dans ses nombreux travaux ou encore le journaliste Rémi Carayol. Néanmoins, considérer que l’acteur extérieur est le seul responsable relève du déni. Ce déni semble partagé pour l’heure dans les récits circulant à Bamako, et dans une certaine mesure à Ouagadougou.   

Dans ce récit, où l’acteur extérieur est coupable, il y a une forte croyance autour du fait que la France et la MINUSMA se seraient rangées du côté des groupes armés non étatiques, plus spécifiquement du côté des anciens groupes rebelles touaregs (et ce, depuis la chute du régime de Kadhafi dans le cas français, lire le livre de Rémi Carayol sur cet enjeu). Certaines thèses avancent même que les acteurs extérieurs sont du côté des groupes terroristes, croyance renforcée par l’idée que les groupes armés rebelles, les groupes terroristes et même les groupes relevant de la criminalité organisée et des trafics illicites seraient alliés, voire confondus les uns dans les autres. Cette vision réductrice de la complexité de l’arène politique nord-malienne démontre l’ampleur des préjugés qui persistent à l’endroit de certains acteurs non étatiques. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas des relations entre ces groupes armés non étatiques, mais qu’elles sont complexes, qu’elles dépendent d’individus, de différents intérêts, de visions idéologiques et sont sur des schèmes évolutifs et aussi de confrontation.

Dans le monde universitaire, nous sommes nombreux à avoir développé et démontré la complexité des relations entre les différents acteurs étatiques et non étatiques, notamment Alex Thurston et Nicolas, Degrais, Yvan Guichaoua et Andrew Lebovich, et à avoir invité à ne pas céder à des sur-simplifications sémantiques déformant et instrumentalisant la réalité. Voir aussi mes deux articles parus en 2018 et 2021 dans la revue Politique africaine.  

Voici une des thèses, en gros, couramment répétée sur les réseaux sociaux et dans la rue à Bamako : « Les acteurs extérieurs (France, MINUSMA) auraient empêché l’État malien de regagner sa souveraineté. Le retrait de la MINUSMA et de la France permettrait de regagner la souveraineté et l’intégrité territoriale du Mali, notamment en récupérant un contrôle sur la région de Kidal, toujours gouverné par les groupes de la CMA, considérés comme alliés et protégés par la France et la MINUSMA ».

La réalité est bien sûr tout autre et plus complexe. Les troupes françaises ont essayé de jouer les équilibristes entre les différents acteurs locaux. La région de Kidal n’a jamais été vraiment contrôlée par les autorités maliennes, y compris avant 2012. Très peu de ressources ont été allouées à cette région depuis l’indépendance. Des exactions ont été surtout commises en 1963 qui ont laissé un fort trauma auprès des communautés touarègues de la région de Kidal. Les relations conflictuelles entre les ex-groupes rebelles touaregs et l’État malien, au cours des dernières années, n’ont pas permis un retour suffisant de l’État malien dans ces territoires, mais la responsabilité est partagée par l’ensemble des acteurs locaux. Tant que l’ensemble des acteurs étatiques et non étatiques ne reconnait pas cette responsabilité partagée et ne développe pas une relation de confiance associée à des actes et signaux clairs, la situation au nord du Mali ne pourra pas être résolue !!! Et c’est sans aborder ici l’enjeu du centre du Mali et les logiques existantes dans la région du Liptako-Gourma.  

Dans le communiqué du 21 juin 2023 du Cadre Stratégique Permanent (CDP) réunissant des groupes de la CMA et de la Plateforme (groupes signataires de l’Accord d’Alger), le CDP souligne le rôle de cheville ouvrière de la MINUSMA dans le suivi et la mise en œuvre de l’Accord d’Alger. Le CDP demandait le maintien de la MINUSMA et affirmait une inquiétude d’un éventuel retrait la MINUSMA. Les groupes du CDP doivent certainement être inquiets d’éventuelles exactions qui pourraient être commises au nord du Mali dans des opérations sécuritaires par les soldats maliens et les éléments de Wagner. La MINUSMA avait donc déjà une première utilité claire :  permettre le suivi sur le plan opérationnel de l’accord d’Alger.

Human Rights Watch s’inquiète aussi d’une augmentation du non-respect des droits de l’homme après le départ de la MINUSMA. La MINUSMA documentait et enquêtait sur les allégations de violations de droit humains, comme lors des évènements de Moura ou Bounti. Le rapport sur Moura a d’ailleurs provoqué l’ire de Bamako. La MINUSMA, par son rôle d’observateur, pouvait dissuader les forces de sécurité de commettre des massacres et des exactions contre les civils en prétendant mener des opérations contre-terroristes. Il y a donc pour moi un risque clair d’une augmentation des exactions, au moins à court et moyen terme, à la suite du retrait de la MINUSMA. Et le problème est que ces exactions seront encore plus difficiles à documenter, sans accès direct aux sites…

Lors de l’intervention de la représentante de la Russie au Conseil de sécurité, à la suite du vote de la résolution du retrait de la MINUSMA, le 30 juin 2023, celle-ci a rappelé que l’État malien pouvait toujours compter sur l’État russe pour les aider dans leurs défis. Autre signal aussi envoyé par Moscou il y a quelques jours : l’aide se maintiendra pour le Mali, malgré la tension vécue il y a quelques jours entre le régime de Poutine et Wagner. Des signaux qui visent certainement à rassurer le régime malien et à réaffirmer la volonté de la Russie d’être un acteur clé au Sahel. Après, comment l’aide russe va-t-elle se manifester ? Les mercenaires de Wagner vont-ils être directement contrôlés par le régime de Poutine ? Va-t-on assister à un statu quo et au maintien relatif de Prigogine ou plutôt voir une autre société militaire privée prendre le relais de Wagner ? Un dossier clairement à suivre. Il m’a été dit que la MINUSMA avait parfois dû collaborer avec les éléments russes au Mali, au point où certaines sources militaires françaises me disaient en off que la MINUSMA était manipulée ou était devenue le pantin de la Russie. Cela ne rassure clairement pas sur le climat de confiance qui (régnait et) règne entre les acteurs internationaux…

La MINUSMA doit donc amorcer son retrait et donne l’impression qu’elle fait office de bouc émissaire. Dans ce contexte, peut-on faire un clair bilan des résultats obtenus par la MINUSMA au Mali depuis 10 ans ? Comment évaluer les effets de cette mission ? Est-ce que les actions de la MINUSMA s’inscrivent plus dans une forme de « damage control » sur le terrain ? La MINUSMA a en effet avalé beaucoup de couleuvres et fait de nombreux compromis au Mali… Est-ce que la MINUSMA ne pouvait se maintenir que dans une complémentarité ambigüe entre ses opérations de maintien de la paix (même si elles ont pris une couleur se voulant plus « robuste » en 2016) et des opérations contreterroristes menées par des forces internationales et maliennes ? (Voir à nouveau, entre autres, les travaux de Bruno Charbonneau). Enfin, les programmes mis en œuvre par la MINUSMA peuvent-ils être évalués à travers leurs impacts sur les populations, à moyen et long terme, dans un contexte sahélien extrêmement changeant ? Pour cette dernière question, j’ai essayé avec des personnes étudiantes de l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke de me livrer à cet exercice sans succès…Les rapports d’évaluation étudiés ne permettent pas de saisir clairement les impacts sur les communautés.

Il est vrai qu’à Bamako, quand j’y étais en 2016-2017, les récits dans la rue étaient déjà très critiques à l’endroit de la MINUSMA. Les récits apparaissent plus nuancés au nord du Mali, bien que la MINUSMA essuie aussi des critiques, selon certains de mes interlocuteurs, quant à son faible impact sur la sécurité des personnes, notamment dans la région de Ménaka. On accuse souvent la MINUSMA d’avoir dépensé beaucoup de ressources pour se sécuriser elle-même (c’est-à-dire son personnel et ses installations), sans avoir une grande capacité d’actions sur le territoire…

Que dire ensuite des groupes djihadistes ? Qui va confronter ces groupes ? Est-ce que l’on va assister à une coalition plus structurée entre les groupes du CDP et le JNIM de Iyad Ag Ghali contre l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) ? Est-ce que Wagner et l’armée malienne vont se concentrer sur des opérations au centre du Mali ? Que va-t-il arriver lors de confrontations armées au nord du Mali et s’il y a un déploiement plus important dans les territoires septentrionaux ? La MINUSMA n’est plus là pour assurer au moins un rôle d’observateur pouvant gêner les potentielles exactions des Fama et de Wagner, comme l’énonce Arthur Boutellis dans cette entrevue pour Afrique XXI. L’accord d’Alger, qui souffre dans sa mise en œuvre depuis 2015, va-t-il volets en éclats au cours des prochaines années ?

Et Iyad Ag Ghali ? Quel rôle va-t-il jouer dans toute cette histoire ? Il y aurait beaucoup à dire sur Ag Ghali. Voir mes articles et entrevues parus abordant Ag Ghali dans Jeune Afrique, ici et ici.

Il est probable que tous les regards vont se tourner vers l’Algérie pour qu’elle s’implique davantage dans le dossier malien. En revanche, elle ne pourra le faire que de manière extrêmement prudente, sous peine d’être accusée par les élites maliennes de tous les maux. La stratégie du régime algérien qui consiste à se limiter à jouer le rôle de médiateur depuis les années 1990 et à offrir un espace de dialogue entre l’autorité malienne et les groupes signataires m’apparait être une stratégie prudente à maintenir. Il faudra en revanche peut-être élaborer un mécanisme de suivi plus sophistiqué de l’accord, puisque la MINUSMA ne mènera plus le volet opérationnel. L’Union africaine – à travers la MISAHEL (par exemple) - peut ici jouer aussi un rôle plus important.

En revanche, l’implication de l’armée algérienne sur le sol malien risquerait d’être contreproductive, car il est nécessaire de maitriser la complexité des jeux relationnels et évolutifs entre acteurs et l’Algérie serait aussi, à son tour, taxée d’interventionnisme. Cependant, le fait que l’Algérie entretienne de bonnes relations avec la Russie peut clairement renforcer son rôle de médiateur dans la région.  

Enfin, dans cet enchaînement d’évènements au Mali, on peut être tenté par se demander si le régime malien est devenu irrationnel. Il ne l’est absolument pas. Le régime a une vision, partage probablement en partie l’imaginaire des populations maliennes, surtout bamakoises, et s’indigne aussi dans un registre plus émotionnel lorsqu’il est critiqué, comme à la suite du rapport du Haut-Commissariat des droits de l’Homme qui tend à confirmer les exactions commises par les forces sécuritaires maliennes lors des évènements de Moura du 27 au 31 mars 2022. On peut plutôt parler de rationalité idiosyncrasique ou encore rationalité limitée dans une certaine mesure par des biais cognitifs et des imaginaires ancrés (et des calculs électoraux ou de soutien populaire…). 

Pour autant…le retrait de la MINUSMA et des partenaires occidentaux va-t-il amener une forme de responsabilisation des élites (étatiques et des groupes armés non étatiques) et des populations pour rétablir le dialogue et trouver des solutions collectives ? C’est tout ce que l’on peut souhaiter…Et cela n’est pas non plus impossible…Pas dans l’immédiat, mais cela n’est pas un scénario à exclure à moyen ou long terme.

 

Pour en savoir plus et avoir un aperçu de mes plus récents travaux :

Adib Bencherif & Maxime Ricard (2023) ‘Speak of the devil and he shall appear’: unpacking the practices of security brokers in West Africa, Globalizations, preprint. 

Adib Bencherif et Marie-Ève Carignan, Exploratory research report on the information environment in a political and security crisis context in the Sahel Region, NATO Strategic Communications Centre of Excellence, 2023.

Adib Bencherif et al., Étude internationale sur les dispositifs de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents dans l’espace francophoneChaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, 2022.