Automne 2010. Le gouvernement militaire birman entame une transformation partielle pour devenir un régime civil en apparence. Cherchant à convaincre la communauté internationale qu’une transition démocratique est en train de s’opérer, le régime libère et négocie avec Aung San Suu Kyi juste après la tenue d’élections législatives douteuses. Élections qui sont d’ailleurs boycottées par le parti politique de Suu Kyi.
Votre mission : à travers les intérêts d’un client (ONG, acteur privé, investisseur, etc.), élaborez un scénario qui se produirait dans un horizon de six mois. L’objectif est d’identifier les risques politiques qui pourraient, en cas de survenance, affecter ce client et la manière dont ils l’influenceraient.
Vaste programme, me direz-vous ! Sachez que ce cas d’étude nous avait été imposé par le Dr. Gérard Hervouet, alors que mes camarades et moi suivions son cours d’analyse du risque politique international à l’Université Laval à l’automne 2010. C’est la première fois que je me trouvais confronté à une telle situation.
Auparavant, au cours de mon Bachelor en relations internationales à l’ILERI, les termes de « risque-pays », « risque politique » ou encore « géopolitique » étaient fréquemment utilisés autour de moi par les professionnels, les enseignants ou encore certains diplômés qui faisaient carrière dans des cabinets de conseil, notamment en analyse de risque-pays ou en intelligence économique. L’appréhension de ces notions était par contre, à ce moment-là, un peu confuse. Elles étaient pour moi un potentiel horizon futur de carrière que j’assimilais à un travail d’expert en relations internationales ou d’analyste politique. Bref, je n’en comprenais ni les subtilités, ni la perspective.
Lorsque je fus exposé pour la première fois à l’analyse du risque politique (ARP), ce fût donc à l’Université Laval pendant ma maitrise en études internationales. Un peu par hasard et un peu aussi par attrait pour le descriptif du cours, j’allais suivre dès ma première session le cours du Dr. Hervouet, lors duquel nous allions étudier en détail le cas birman. Ce cours semblait promettre une forme de professionnalisation en science politique. À la fin de notre cas d’étude, le Dr. Hervouet nous présenta sa grille de lecture inspirée de nombreuses disciplines telles que la politique comparée, la sociologie politique, la sociologie historique, l’étude des conflits armés et des questions identitaires et j’en passe… Explorer ce cas d’étude à travers sa grille de lecture fût un merveilleux et fascinant casse-tête.
Parallèlement à cela, à plusieurs reprises dans son cours, je me rappelle avoir régulièrement posé des questions sur les méthodes en ARP et sur les qualités qu’il fallait pour devenir un analyste du risque. Nous allions étudier plusieurs documents traitant du travail du renseignement mais cela me laissait bien souvent sur ma faim. Il y avait comme un manque. Je ressentais le besoin de chercher un manuel pour devenir le meilleur analyste du risque politique possible et, dans une certaine mesure, un très bon analyste tout court (que ce soit en politique, en sécurité ou en stratégie par exemple). J’ai lu l’ouvrage de Ian Bremmer sur l’analyse du risque assez tôt dans mon parcours (The Fat Tail: The Power of Political Knowledge in an Uncertain World). Un incontournable, certes. Cet ouvrage m’a fasciné mais ne permettait pas de savoir clairement les compétences à acquérir et le profil à façonner lorsque l’on est un étudiant de second cycle.
Mes pérégrinations m’amenaient souvent à consulter différents sites de départements en relations internationales / affaires internationales (surtout en anglais) qui parlaient de ce débouché, de ce métier en science politique qu’est l’analyste risque pays / risque politique. Les descriptifs étaient assez vagues mais la maitrise de l’analyse qualitative et quantitative (ou tout du moins une certaine exposition au deux) m’apparaissait cruciale, ainsi qu’une sorte de région d’expertise pour avoir une compréhension fine de l’empirie et des enjeux sous-jacents. Sans oublier, bien sûr, une grande curiosité pour acquérir une culture générale.
Plus tard, j’allais travailler pour Dr. Hervouet et produire quelques notes de recherche. Et c’est dans un schéma similaire que j’ai réalisé plusieurs articles et notes de recherche au cours de mes années de chercheur en résidence à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand. Ma démarche s’inscrivait toujours dans l’identification et l’analyse des tendances et des futurs possibles au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Sahel. Comment dégager des tendances et saisir la singularité des cas ? Comment concilier l’étude du macro et du micro ? Comment mobiliser les réseaux sociaux pour faire de la veille ? Comment restituer la complexité de ces théâtres ? Mes questions ne cessaient de se multiplier au cours de ces années-là… L’exploration de la politique comparée quelques années plus tard allait en démêler certaines et en créer d’autres…
J’ai eu par la suite la chance de travailler temporairement en analyse de risques géopolitiques à la Caisse de dépôt et placement du Québec et de travailler sous la direction de Thomas Didier. Un passage de quelques mois juste avant d’entamer mon doctorat à l’Université d’Ottawa qui fût très enrichissant. Thomas (le « capitaine », comme je le surnommais alors) était un homme polyvalent, hyper analytique et nuancé. L’assister me permit de voir les points forts et aussi les biais du milieu. Ce fût un moment fascinant. Il y aurait beaucoup à dire sur cette période et ce fut d’ailleurs traduit par quelques réflexions d’ordre épistémologique que j’ai posé à l’écrit dans l’article suivant : “L’analyse du risque géopolitique : du plausible au probable”, Glocalism, n°3, 2015, 1-16.
Enfin, à l’Université d’Ottawa, j’ai suivi le cours de sécurité internationale de Dr. Mark Salter et j’ai été introduit aux études critiques de sécurité. Cette littérature dénonce particulièrement les pratiques du milieu des experts en sécurité et en analyse du risque et s’inquiète d’un prisme pessimiste pour penser le monde. Avec mes camarades de l’Université d’Ottawa, j’ai été obligé à un travail d’introspection et de questionnements sur le sens et l’impact de nos analyses sur notre environnement, notamment en qualité d’ « experts ». Cela n’a fait que me conforter dans l’importance de la nuance et de la réflexivité lorsque l’on pense l’ARP. J’ai aussi pris conscience de la dimension normative-performative associée à ce type de travaux et de l’importance d’avoir une écriture consciencieuse et éveillée lorsque je me livre à ce type d’analyses.
Alors que je me plongeais dans les études ethnographiques sur les communautés touarègues et que j’effectuais mes recherches-terrains au cours de mon doctorat – sujet fascinant aux nombreux échos intellectuels et personnels - une obsession allait me poursuivre, celle de constituer un ouvrage sur l’analyse du risque politique : l’ouvrage que j’aurai voulu lire lorsque j’étais un étudiant. Un ouvrage qui permettrait de saisir les aspects de ce milieu professionnel, de travailler son profil et les compétences à acquérir.
Un synchronisme superbe fût possible avec la démarche menée par le CÉRIUM et l’école d’été « analyse risque et géopolitique » co-dirigé par Jean-Frédéric Légaré-Tremblay et Dr. Frédéric Mérand. Cette école a connu de nombreuses éditions et un franc succès. J’ai d’ailleurs eu la chance de participer en tant que conférencier à celle-ci. Approchant Dr. Mérand pour l’idée d’un projet collectif à l’été 2017, celui-ci allait se montrer enthousiaste pour créer un ouvrage permettant une professionnalisation des étudiant.e.s mais aussi pour initier un programme de recherche à travers un dialogue entre praticiens et universitaires. La démarche du CÉRIUM et mon obsession s’alignaient parfaitement. C’est ainsi que de nombreux participants de l’école d’été furent associés au projet en tant qu’auteurs de chapitres de livre. Jean-Frédéric allait signer l’avant-propos soulignant l’approche défendue par le collectif. D’autres auteur.e.s repéré.e.s allaient aussi se joindre à cette superbe (et longue) aventure collective. C’est ainsi que j’ai co-dirigé cet ouvrage paru ce mois-ci : A. Bencherif and F. Mérand, L’analyse du risque politique. Presses Universitaires de Montréal (PUM), 2021. Cet ouvrage me servira d’ailleurs aussi comme matériel d’enseignement dans le cours d’analyse du risque politique que j’espère enseigner bientôt à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Une école avec laquelle je partage le souci d’une science politique appliquée où l’universitaire a un rôle dans la Cité, bien que je pense son rôle dans la pédagogie, la mesure, la nuance et une distance (maintenue et nécessaire) avant l’action.
D’autres projets sont à suivre. J’ai aujourd’hui plus que jamais la certitude de :
1- L’importance de structurer des formations et outils clairs pour aider les étudiants à se professionnaliser en sciences sociales et en science politique ;
2- Démontrer l’importance d’acquérir un bagage théorique, méthodologique, réflexif et de se nourrir de réflexions épistémologiques pour se construire dans la nuance et la complexité, y compris dans une vie professionnelle ;
3- De maintenir et nourrir un dialogue constant entre les universitaires et les praticiens.
Pour les curieux et curieuses, vous trouverez au lien suivant l’introduction de l’ouvrage, la liste des auteurs et la table des matières : L’analyse du risque politique. Presses Universitaires de Montréal (PUM), 2021. L’introduction vous permettra de comprendre ce milieu, son développement, ses apories, ses potentialités et de « concevoir les futurs » de cette pratique. Le livre est dès à présent disponible en librairie ou sur le portail des PUM en version papier ou numérique.
Et vous, auriez-vous pu concevoir un futur où Suu Kyi serait devenue chef de gouvernement de facto d’un régime hybride où l’armée demeure un joueur prépondérant ? Auriez-vous prévu que son parti allait remporter les élections législatives de 2020 de manière écrasante ? Pis encore, auriez-vous anticipé que la junte - décidément non prête à s’effacer du pouvoir – déclenche une opération militaire provoquant un coup d’État, l’arrête à nouveau, et ce, malgré tous les compromis faits au cours des dernières années par Suu Kyi, notamment lorsqu’elle défendait les militaires dans leurs exactions contre les Rohingyas ? Certains éléments pouvaient se deviner ; d’autres étaient plus délicats à entrevoir. Ce cas est une belle invitation à explorer avec humilité les dynamiques et les processus politiques en réactualisant nos scénarios régulièrement et en s’inspirant des différentes littératures de la science politique.