Ceux et celles qui me connaissent savent mon intérêt pour les récits, ces actes narratifs qui permettent d’interpréter la vision d’un acteur, ses intérêts, ses choix, ses hésitations ou encore ses contradictions. Quelque part, tout peut être récit. Nous nous contons et nous nous mettons en scène sans cesse au quotidien. Les réseaux sociaux ne sont qu’une preuve supplémentaire des besoins de (nous ?) narrer.
Ce regard se retrouve souvent dans la littérature explorant le Sahel. Des universitaires, à l’instar de Dr. Dominique Casajus et de Dr. Amalia Dragani, se penchent sur les communautés touarègues en ayant pour focale les récits pour saisir la réalité des arènes politiques locales. Ils le font assez souvent par l’entremise de poèmes composés par des Touaregs et/ou Touarègues.
Alors que nous avons pris l’habitude de raconter le Sahel à travers un prisme sécuritaire (un acte narratif, un de plus…), je me permets ici de vous offrir une escapade. Celle-ci est un prétexte pour contextualiser davantage les difficultés vécues par les communautés touarègues, plus spécifiquement dans les régions septentrionales du Mali et du Niger.
L’un des épisodes systématiquement narrés par mes interlocuteurs, lors de mes mois passés sur le terrain au Mali et au Niger, est la sécheresse vécue en 1973. Cette dernière décime les troupeaux et oblige de nombreux Touaregs à l’exil. Nombre d’entre eux se réfugient en Algérie et en Libye. On les surnommera les ishumar. Ce terme est une adaptation en tamashek du terme « chômeur », mais cette notion s’est en vérité complexifiée avec le temps. De nombreuses couches de sens se sont ajoutées au fil du temps. Peut-être que cette notion sera l’objet d’un prochain billet, qui sait ? Parmi ces ishumar, certains rejoignent les milices de Kadhafi et sont déployés dans différents théâtres de guerre. Ce sont eux qui mèneront par la suite la rébellion touarègue des années 1990. Cette rébellion armée aura lieu de manière quasi-synchronique au Mali et au Niger dans les années 1990. Mais ceci est une autre histoire. Ou peut-être pas ?
Les trajectoires humaines sont faites d’hésitation. Les chemins peuvent être sinueux. Les épisodes passés peuvent nous marquer pendant des décennies (que l’on parle à l’échelle d’une personne ou d’une communauté). La plupart des Touaregs qui me narrait la rébellion revenait sur cet épisode structurant l’arrivée des futurs ishumar en Libye et qui allait entraîner par la suite la rébellion armée des années plus tard.
Je vous présente donc ici le poème d’Akhmuden ag Medi. Ce poème a été enregistré par Aghméra ag Écherif sur un « vieux magnétophone ». Il a été par la suite retranscrit et traduit par Dr. Rachid Bellil dans son ouvrage qui compile ses travaux sur les communautés touarègues Kel Adagh et Kel Ahaggar. Le poème se trouve au chapitre 7 : « Expression du mal-être des Kel Adagh : Deux poèmes et deux requêtes » (pp.191-194). Dr. Bellil a eu l’amabilité de me laisser retranscrire le poème dans ce billet de blogue.
Juste avant le poème, je retranscris aussi la discussion entre Aghméra et Akhmuden qui permet de contextualiser encore davantage le poème.
« Aghméra :
- Ceci est un poème composé par Akhmuden ag Medi sur un pillage [Aghméra qualifie l’acte de prélever l’impôt de « pillage » en référence aux razzias faites par un groupe pour s’approprier les ressources d’autres communautés] qui a eu lieu au Mali. Il va nous éclairer lui-même sur les raisons qui l’ont amené à le composer.
Akhmuden :
- Iknan [un goumier chargé de prélever l’impôt pour l’autorité malienne, mais qui n’y parvenait pas, car les gens en temps de crise lui répondaient qu’ils n’avaient rien en leur possession] est venu me voir et m’a énuméré les noms de toutes les familles qui sont restées entre Iliwedj et Kidal. Il m’a dit qu’il me confiait la tâche de prélever l’impôt que ces familles devaient payer. Il se trouve que les temps étaient durs pour ces gens et que personne parmi eux ne possédait quelque chose. Aucun d’entre eux ne pouvait mener des bêtes au village pour les vendre et en retirer quelque argent.
Aghméra :
- Oui, ils ont vécu l’année dite : « la mauvaise » [il s’agit de 1973, une mauvaise année en raison de la sécheresse] qui a enlevé les moyens de subsistance aussi bien à ceux qui possédaient des biens qu’à ceux qui n’avaient plus rien.
Akhmuden :
- Par trois fois, l’argent (de l’impôt que je ramassais) était déposé à Ménaka et Iknan revenait à Kidal. Je venais jusqu’à lui pour lui remettre ce que je prélevais. Lors de son quatrième départ vers Ménaka, une mauvaise intention me saisit et je décidais de partir vers l’Algérie en gardant l’argent que je venais de recueillir. »
Le poème d’Akhmuden traduit en français dans le chapitre de Dr. Bellil:
« On dirait que l’Adagh ne vaut plus rien
Les souffrances font migrer les familles
Se rapprochant de Tahoua sans y parvenir
Puis est arrivé le tampon venant du ministère
La décision était prise de faire rentrer l’impôt
Dans cinq mois les listes seront closes
Les choses devenant pressantes pour les députés
Vous m’avez obligé à me rendre
Entre Tibagatin et Tin Biden
Près des arbres je me suis reposé vers midi
J’ai enlevé la selle du chameau bien bâti
Puis ai raccourci son entrave
J’ai estimé l’heure sans avoir de montre
Et bu deux verres de thé
J’ai saisi mon stylo bic pour examiner le livre
Et calculer ce que doivent les restants
J’ai réfléchi à tous ceux qui étaient dans la gêne
Et à l’éloignement qui m’était imposé
Elle est partie à Taghlit et toi à Inikel
Abdallah est à Aglel et Busa à Humen
Quant à moi je ne sais plus où j’en suis
J’ai pris la bride du chameau à la fière allure
Dont les gouttes de sueur paraissent de la poudre
Et l’ai recouvert d’une couverture bariolée
Il a émis un son qui m’a rappelé
Le camion qui venant d’Ahembuher [quartier de Tessalit]
Se dirige vers le poste militaire
Au moment où le soleil décline et se couche
J’étais à Djuzid chez les Dehuchel
J’ai pris Akli pour aller à Humen
Partis à midi pour passer la nuit à Zuzer
Et arrivés au moment de la traite des chamelles
Mon être me tourmentait et j’avais mal
Iknan, je te jure par Dieu mon maître
Que je ne puis te rendre les cinq mille (francs)
J’ai fait un travail et les ai mérités
Et si tu demandes des témoins
Voici Biga et le fils d’Etikbel
Qui m’ont vu sous Sebliben
Marchant et travaillant soucieux
Jusqu’à ce que l’on me prenne pour un fou
Je ressens les coups bas que vous m’avez portés
Mais n’ai point recherché ces actes gratuits
Heureusement que l’Invisible
Et Omniscient observe, Lui à qui rien n’échappe
Pour qui l’éternité n’est qu’un instant
À tout problème il y a une solution
Je t’ouvre mon cœur en toute confiance
Et ne te cache point mes sentiments
J’ai fait mon travail avec détermination
Le réalisant ou m’avouant vaincu par la tâche
Si Dieu mon Seigneur le veut
Je m’en irais, vous laissant en paix
Un camion m’emmènera vers Djudem
J’attendrai que vous me rappeliez
Ou bien que le pays redevienne prospère
Ce qui n’est pas impossible
Pour notre Seigneur si on le sollicitait. »
Comment l’administration centrale est-elle perçue dans un temps de crise, pendant cette sécheresse ? Comment le rapport à l’autorité se dessine dans ce poème ? Que dire d’Akhmuden et de sa crise existentielle ? De sa détresse qui permet d’illustrer la situation au nord du Mali en 1973 ? Peut-on aussi deviner ou lire entre les lignes des non-dits ? À quel point Akhmuden cherche-t-il à se justifier de l’abandon de la mission qui lui a été confiée ou encore le fait que l’auteur du poème conserve l’argent de l’impôt ? Était-elle une mission sous la contrainte ? Je vous laisse ami.e lecteur et lectrice vous emparer du poème et (re-)découvrir comment la poésie peut permettre d’étudier le politique.
Pour Bellil, Akhmuden n’est pas un révolté ou un « rebelle ». Il a l’air d’avoir peur de l’administration malienne et d’être torturé par sa fuite avec l’argent de l’impôt. Il est possible qu’il n’ait pas soutenu la rébellion touarègue dans les années 1990. Il est aussi possible qu’il ait soutenu les rebelles. Il est aussi possible qu’il les ait soutenus un temps avant de s’en éloigner. Enfin, il est aussi possible qu’il soit resté neutre pendant le conflit. Ceci est un simple rappel pour être prudent lors de l’interprétation du poème et aussi une invitation à ne pas surdéterminer les trajectoires individuelles.
J’ignore la trajectoire biographique de l’auteur de ce poème mais ce poème illustre bien le manque d’options, les rapports de force se jouant au niveau de l’arène locale et le dépit vécu par les communautés septentrionales du Mali et du Niger lors de cet épisode de sécheresse.
Pour les curieux :
Voici la référence de l’ouvrage de Rachid Bellil :
- Bellil, Rachid. 2008. Mutations Touarègues (Kel Ahaggar et Kel Adagh). Recueils du Centre National de Recherches Préhistoriques Anthropologiques et Historiques, n°3, Alger : CNRPAH.
Je recommande aussi l’ouvrage de Dominique Casajus :
- Dominique Casajus. 2014. Gens de parole: Langage, poésie et politique en pays touareg. La Découverte.
J’invite aussi à lire et relire cet article fascinant d’Amalia Dragani :
- Amalia Dragani. 2015. "Poétesses en marge. Un cas d’interdiction de la parole poétique féminine." Cahiers de littérature orale 77-78.
Enfin, vous trouverez ci-dessous la retranscription du poème en tamashek.